
Ceci est une tribune de l’écrivain Adama Amadé SIGUIRE
Je l’ai toujours dit : le mal qui ronge le Burkina Faso est très profond. Il est le résultat de l’échec d’un système éducatif néocolonial qui a toujours fait la promotion des valeurs occidentales et surtout françaises au détriment des valeurs burkinabè. Le diplômé qui sort de l’Université de Ouagadougou est loin de son village et des préoccupations de ses oncles. Si bien que devenu travailleur, il peut militer à la CGTB pour défendre le communisme allemand, la liberté d’expression et les augmentations de salaire, la démocratie sur des plateaux de télévision ; mais il est incapable de demander au gouvernement de construire un forage dans son village, de donner des semences améliorées à ses oncles à l’approche de la saison des pluies, de construire un barrage pour permettre aux jeunes gens de sa province de faire des cultures de contre-saison. Et c’est tout cela qui a poussé Joseph KI-ZERBO à dire dans son livre A quand l’Afrique : « En ce qui concerne l’école, il ne s’agit pas de se demander si le train va lentement ou vite, il faut changer la direction des rails. Cependant, on ne l’a jamais fait ». Tout le mal que vit le Burkina Faso vient de l’école néocoloniale qui déculture, dénature, fait perdre l’identité sociale et cultive le désamour de la Patrie.
Aujourd’hui, le fossé entre les diplômés et les masses rurales et laborieuses est profond. Et on peut bien le dire : les Burkinabè n’ont pas les mêmes préoccupations et il va de soi qu’ils soient loin les uns des autres, qu’ils ne se comprennent pas. Les débats sur les plateaux de télévisons, les conférences et autres panels organisés par des structures associatives ou des structures qui défendent la démocratie montrent suffisamment l’écart entre les masses et les élites qui n’ont aucunement les mêmes préoccupations. Cela fait pratiquement huit ans que le Burkina Faso est confronté à une crise terroriste. De nombreux villages ont été déguerpis par les groupes armés terroristes. Les cultivateurs ont abandonné leurs champs pour se refugier dans les villes où ils vivent de nombreuses difficultés. Les personnes déplacées internes se comptent par milliers. Aujourd’hui, la préoccupation de tous ces Burkinabè, c’est le retour de la paix dans toutes les localités touchées par le terrorisme. Il faut quitter la ville de Ouagadougou pour faire le triste constat. Le territoire burkinabè est occupé par les groupes armés terroristes. Si la préoccupation de mon oncle qui a fui mon village depuis mai 2023, c’est de retrouver sa case et ses champs pour cultiver ses terres, le journaliste, l’universitaire, l’intellectuel qui résident à Ouagadougou ont d’autres préoccupations. Ils se soucient plus du retour à la démocratie. Ils se soucient de la liberté d’expression. Ils se soucient de l’organisation des élections. En clair, la préoccupation de mon oncle n’est pas celle du journaliste, de l’intellectuel, de l’universitaire qui vivent à Ouagadougou. Pourquoi ? Le terrorisme ne sévit pas dans la ville de Ouagadougou dans laquelle on retrouve encore tout le confort citadin et tous les loisirs mondains.
À l’occasion de la célébration du 31 octobre, date commémorative de l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014, il y a eu de nombreuses sorties qui ont encore montré la fracture sociale qui divise le peuple burkinabè. Un peule, deux réalités : des hommes et des femmes qui souffrent dans leur chair, envahis par des groupes armés terroristes, des Burkinabè qui ont perdu leurs biens et même leur dignité et qui ne demandent que la paix pour vivre et sauver leur honneur. Et des diplômés, des intellectuels, des universitaires qui disent se battre pour les droits de l’homme, pour la démocratie et la liberté d’expression ou contre la vie chère. Comment concilier ces deux mondes qui se côtoient sans avoir les mêmes préoccupations ?
Il y a eu d’abord la sortie controversée de la Confédération Générale des Travailleurs du Burkina. La CGTB voulait tenir un meeting le mardi 31 octobre 2023 pour, dit-elle, dénoncer la mauvaise gouvernance, la vie chère, les enlèvements et autres dérives du pouvoir de la Transition. Pendant que des milliers de Burkinabè n’ont pas de villages et dorment dans des logements de fortune dans les villes, pendant qu’une grande partie du territoire est occupée, pendant que de nombreuses écoles sont fermées, la centrale syndicale se soucie des libertés des habitants de Ouagadougou et de la vie chère qui toucherait des Burkinabè. Cet appel au meeting montre une fois de plus que les intellectuels et autres diplômés des villes n’ont jamais fait du bien-être des masses rurales leurs préoccupations. Le diplômé est un produit déraciné de sa société, de sa culture et de son milieu. Quand il parle de lutte, il ne s’agit pas d’une lutte pour permettre aux habitants de son village d’avoir de l’eau potable, d’avoir une route en latérite pour aller en ville, d’avoir des semences améliorées pour leurs champs, quand le diplômé fonctionnaire ou universitaire parle de lutte, il s’agit d’une lutte pour améliorer ses conditions de vie, pour augmenter son salaire, pour lui donner plus de liberté d’expression et pour revendiquer plus de droits démocratiques. En clair, le fossé entre les masses et les élites des villes est abyssal et les préoccupations des élites n’ont jamais été le bien-être des masses populaires, le refus de la misère et de la pauvreté que connaissent de nombreux Burkinabè.
Après cette sortie de la CGTB qui a opposé les Burkinabè et exacerbé les tensions, nous avons suivi la sortie de Salif NIGNAN sur la télévision BF1 lors de l’émission 7 Infos pour défendre la CGTB. Je ne reviendrai pas sur l’histoire de la CGTB et les luttes menées par cette structure et qui ont été largement défendues par Salif NIGNAN. J’avoue que je n’accorde pas une grande importance à la théorie marxiste de la lutte des classes et je ne me perds pas dans des choses qui ne sont pas pratiques et qui n’impactent pas la vie des Burkinabè. Ce qu’il faut déplorer dans la sortie de Salif NIGNAN, c’est le fait que tous ses propos viennent confirmer les dires de Joseph KI ZZERBO quand il dit : « L’Ecole africaine est comme un abattoir installé dans un pays de végétariens. Plus on abat des animaux, plus la situation devient absurde ». C’est pour dire que le produit de l’école burkinabè est un homme hors contexte, pour mieux dire, hors société qui est incapable dans sa vision des choses d’avoir une vision panoramique et pragmatique du développement. Salif NIGNAN, sur le plateau de BF1, confirme cela quand il retorque à DAH SIE de BINDOUTE qu’il n’a pas participé à la lutte sur le campus universitaire. Voilà tout le mal de cette élite qui croit que la lutte se fait dans un lieu choisi et réservé. On peut légitimement se demander : « qu’est ce que les universités et les luttes universitaires ont apporté aux masses populaires burkinabè ? » Le constat est sans ambages : le Burkina sans universités était moins pauvre que le Burkina avec ses universités. Joseph KI-ZERBO avait raison quand il soutenait dans son livre A quand l’Afrique que, pour espérer le développement en Afrique, il faut, au stade actuel, réduire le nombre des écoles.
Salif NIGNAN se perd dans sa vision occidentale du développement quand il pense que c’est seulement dans les universités que se forment les hommes et les femmes capables de défendre la société burkinabè. Ce qui est bien faux. L’étudiant qui milite à l’ANEB n’a pas plus de mérite dans le processus du développement du Burkina Faso que mon oncle qui cultive son champ au village. Qu’apporte la lutte de l’étudiant à l’amélioration des conditions de vie des masses ? Si le cultivateur cultive pour nourrir sa famille et contribuer à l’atteinte de l’autosuffisance alimentaire, la lutte syndicale que mène l’étudiant à l’université n’apporte pratiquement rien au bien-être des masses. Mais, cet étudiant qui n’apporte rien au bien-être des masses méprisera le cultivateur, il méprisera son oncle et même son père au village, convaincu que ceux-ci n’apportent pas grand-chose pour le développement du pays. Si quelqu’un a du mérite, c’est bien lui qui milite dans une structure syndicale estudiantine et non pas le cultivateur qui cultive pour nourrir des dizaines de personnes.
Ainsi, il quittera l’Université avec cette idée de mépris du cultivateur tout en résumant la lutte pour le bien-être et le développement au cadre universitaire et syndical et il a du mépris pour toute personne qui n’a pas milité ou qui n’a pas lutté dans des structures qu’il appelle structures authentiques des masses. Le mal est profond car dès la base, s’installe dans les consciences des élites une fausse conception du développement et du bien-être. Le développement n’est pas ce qui concerne les masses laborieuses, les paysans, les éleveurs et la femme qui vend au bord de la voie, le développement se résume à l’épanouissement des diplômés, des travailleurs de la fonction publique, des universitaires. Et c’est un système difficile à détruire dans les consciences des élites.
Après cette sortie de Salif NIGNAN sur la télévision BF1 qui vient confirmer une vision erronée de la lutte pour le développement teintée d’un sectarisme puéril et d’une conception limitée de l’État et de ses prérogatives, il y a eu courant la même semaine la sortie d’une certaine Christine PARE. L’écrit de cette dame que je ne connais pas à circuler dans les groupes Whatsapp et c’est un écrit qui parle de la commémoration de l’insurrection populaire. Son écrit vient confirmer tout ce qui a déjà été dit dans mon analyse. En cette période de crise, pendant que la Nation est menacée de disparition, cette dame ne fait point de la lutte contre le terrorisme une préoccupation. Si le début de l’écrit rend hommage aux soldats et aux VDP, c’est simplement comme une excuse pour pouvoir étaler des revendications qui ne concernent et ne préoccupent que sa classe sociale. Christine PARE dénonce la confiscation de la lutte, chère aux diplômés et aux élites. En clair, les champs de libertés ne sauraient être restreints même au nom de la guerre.
L’auteure de l’écrit dénonce dans la suite de son écrit la censure, les intimidations et autres menaces de mort. Elle fustige le pouvoir du Capitaine Ibrahim TRAORE qu’elle qualifie d’arrogant tout en appelant l’histoire à le juger. Elle termine son écrit en défendant le mouvement syndical qui doit jouir de toutes les libertés et de tous les droits. Quand on termine la lecture de son écrit, on voit bien le produit du système éducatif néocolonial dans son authenticité. C’est le point de vue de l’intellectuelle, de la diplômée formée au conformisme et au suivisme. La liberté, les droits dits démocratiques sont fondamentaux et rien ne saurait les remettre en cause même pas par la volonté de reconquérir la paix pour toute la Nation. Il y a des valeurs surhumaines. Il y a des valeurs qui dépassent le droit à la vie et le peuple burkinabè qui a acquis de nombreux droits dans les luttes syndicales doit se battre pour les conserver dans la fixation, même si la moitié du pays va disparaitre. La guerre, les attaques terroristes, les milliers de déplacés internes, rien ne justifie la privation des libertés et des droits démocratiques.
En somme, le Burkina Faso va mal. Notre pays se porte mal et le mal est profond car il est structurel et ronge au quotidien les consciences. L’école rend les Burkinabè moins sensibles aux préoccupations des masses et aux phénomènes sociaux. Le repère du développement et du bien-être n’est point la société dans laquelle on vit, mais soi-même. Il ne s’agit pas de lutter en prenant en compte les exigences d’une société avec ses réalités, il s’agit de lutter pour construire un État moderne qui se conforme aux exigences d’une société, d’une civilisation étrangère. Le modèle n’existe pas dans nos sociétés et il ne faut pas se battre pour le construire. Le modèle est déjà donné par l’école néocoloniale qui nous a appris qu’il existe des valeurs universelles qui doivent être les références de toutes les nations. Et si les dirigeants d’un État qui refusent de se soumettre à ces valeurs universelles dictées par le système éducatif néocolonial, les diplômés, les intellectuels et les universitaires ont pour devoir de combattre ces dirigeants qui osent rêver d’un modèle endogène, d’un modèle social de développement. En clair, le modèle ne se construit pas. On ne l’invente pas, on ne le réfléchit pas parce qu’il existe déjà et il est au-dessus de toutes les sociétés et de toutes les anthropologies. Le développement et la paix dans notre pays restent de véritables conquêtes, de grandioses projets. Ces projets nécessitent la construction de Burkinabè nouveaux capables de rompre avec la pensée occidentale et le modèle universel pour une pensée originale et endogène. Cela ne se réalisera pas si tôt. Notre Nation fera encore face à de nombreux obstacles pour réaliser sa souveraineté et son développement.
Adama Amadé SIGUIRE
Écrivain Professionnel
Consultant en relations humaines, en leadership et management des cellules sociales.
Enseignant de philosophie.